Lyon le Clos Fleuri le Vendredi 8 Septembre 2022
Bonjour mon Amie lointaine,
Je reprends mes marques ici, non sans mal, la ville m’oppresse, je manque de ciels propres et la verdure se donne des airs de rescapée avec des verts suspects et des zones sèches sinistrées. Les arbres protestent dans leurs cages dorées (On les adore désormais sans savoir les sauver). Seuls les plus résilients sont choisis pour résister. On est loin de la Castagniccia et de ma Garrigue Ardèchoise inflammable et odorante. La mairie écologique met le paquet ici et les paysagistes ont pignon sur rue. Je ne suis pas encore sortie en ville. J’ai besoin d’un sas.
Et toi ? Tes vacancier.e.s sont sans doute reparti.e.s et tu descends moins souvent à la mer. Cette année je ne l’ai pas entendue au téléphone, c’est donc partie remise. Ta voix m’ensoleille à chaque appel, mais je suis patiente.
J’ai un peu perdu le fil de nos lectures, mais j’ai eu le plaisir de voir le livre de Jean-Pierre Siméon que je t’ai envoyé, sur ton site. C’est vraiment une belle plume et un homme de cœur. Il a beaucoup apporté à la poésie et aux poètes.se.s, il vit, pour, par et avec l’écriture poétique, il s’adresse à toutes les générations.
Pour reprendre la cueillette-dialogue au fil de nos pages, je t’offre un premier extrait d’un texte ancien, de lui, un roman, intitulé « Les petits jardins », aux Editions de l’Aire, 1996 :
« Il me semble que c’est cette nuit là que ma vie a basculé. Pas avant. On a tort de croire que dans une vie ce sont les événements qui comptent, je veux dire les événements eux-mêmes descriptibles et datables ; les tirets d’une biographie. Les événements ne sont à considérer que si, à quelques distances d’eux, on éprouve tout à coup qu’ils ont pris en nous – comme on reconnaît qu’une plante a pris : ça racine, ça va pousser, ça va fleurir. Beaucoup d’événements tapageurs ne prennent pas, le premier vent fait place nette.
Quand l’aube se leva sur les Petits Jardins...
Lyon Le Clos Fleuri le lundi 10 Octobre 2022
Enfin ! Avec toi ma chère Angèle ... Après tout ce temps de silence de nos écritures, l’été séparant, la rentrée ajournant, revenir sur la page est un soulagement. Reprenons notre temps. Dehors la lumière est fraîche et le ciel pâlissant. Le calme de l’appartement, l’absence de douleur vive au genou et le sentiment d’avoir retrouvé l’intégralité de ma tête rêvante sont favorables à notre dialogue de jardin en ce milieu d’après-midi. C’est bien à cet endroit que les mots se métamorphosent en plantes grimpantes, en lichens colorés, en bulbes prometteurs. Un jardin sauvageon comme le sont nos esprits épris de profondeur, de variété et de fécondité dans la langue maternelle que tu enrichis par tes compétences de traductrice. Mon jardin reste fictif, un peu confiné malgré mes efforts d’écoute et de lecture auprès d’auteur.e.s contemporain.e.s accessibles par internet. Je suis moins affamée qu’autrefois de rencontres, je laisse venir plus volontiers et j’analyse l’authenticité de certains engouements, je les mets à l’épreuve de ma fidélité. Cela élague forcément davantage. La qualité plus que la quantité. La proximité plus que le dépaysement. J’attribue ce phénomène à un effet d’âge et de fatigue intellectuelle. Trop de mots ne servent qu’à accaparer l’attention et moins à donner quelque chose d’utile, sur le moment, sans forçage, ni prosélytisme. Ne pas donner ce que l’on ne nous demande pas, manifestement ou implicitement... Offrir ce qu’on a en plus mais sans le destiner pour ne pas obliger l’autre à recevoir et à s’encombrer de mots nouveaux. J’ai mis longtemps à comprendre ce que je cherchais dans la littérature et dans l’art. Aujourd’hui, je pense que ce n’est ni la beauté, ni la vérité, ni la confirmation de mes pressentiments. Je cherche la patience d'accueillir tout ce qui vient avec des émotions supportables.
Lyon le 11 Décembre 2022, 18h...
Quelle folie la vie et ses accélérations qui nous immobilisent comme des toupies étourdies après leurs mouvements de centrifugeuses...Heureusement, on a pu se téléphoner entre temps, torrentielles comme les chutes d’eau des montagnes corses, mais on n’a pas tout dit loin de là... On en est restées à l’événementiel, aux grandes et petites anecdotes de nos vies respectives. On a retrouvé nos chemins d’écriture et de lecture, ce sont nos préférés, même si nous nous perdons de vue à force de digressions sanguines... Pourquoi dis-je sanguines...d’ailleurs... C’est étrange... J’ai fait une association verbale avec les îles sanguinaires... C’est plutôt du côté de chez notre grande amie Marie-Ange Sebasti, qui doit voleter un peu par là-bas tandis que nous sommes toi et moi ancrées dans nos existences encore un peu terrestres entre le continent et l’île. C’est curieux, comme je pense à nos fins de femmes en ce moment, je les vois nous guetter calmement comme des aigles femelles très patientes mais implacables. Je résiste comme je peux à ce genre d’idée macabre, n’étant pas prête à renoncer aux joies familiales, aux soucis qui les accompagnent. Ce n’est jamais bien net une page de vie, un album de famille, il y a toujours quelque chose qui cloche, qui inquiète, qui absorbe l’énergie... On en rit mais on y pense aussi. C’est la raison pour laquelle nous sortons de nos considérations personnelles pour rencontrer les autres destins, les autres récits, les autres façons de dire et de comprendre. Nous ouvrons les volets, y compris les jalousies... Nous allons au-devant, nous lisons, nous bavardons, nous échangeons nos tracasseries contre celles des autres, certaines nous dépassent à l’échelle planétaire, nous redevenons égoïstes mais sincèrement solidaires. Par quel bout prendre le tissu de compassion sanglant qu’il faut essorer chaque jour en regardant les actualités, même du coin de l’œil pour ne pas tourner de l’œil justement ? Des poètes autour de nous s’attachent à défendre une poésie qui serait capable d’éponger toute la malédiction du monde, ils s’agitent dans tous les sens avec les drapeaux blancs du rire, de la compassion ou de la dérision érigée en bunker de fortune sur des plages qui attendent par débarquement les palanquées de migrant.e .s à la dérive... Bien sûr, je ne les rejoins plus aussi souvent dans les pétitions et les marches politiques de protestation. J’ai même une excuse, mon corps renâcle, me dit que j’en ai assez fait... qu’il faut confier la lutte à la relève et aux nouvelles énergies dont le renouvellement incombe au bon sens et à l’éthique. Je sais que cela ne va pas aller tout seul... J’ai aimé que tu me traites de vieille gauchiste... Il est vrai que je suis gauchère au départ et que je n’ai jamais vécu du côté du capital. La vie de ma mère a été mon manuel de compréhension des relations humaines asymétriques, et j’ai choisi mon camp sans trop réfléchir. Je sais d’où je viens comme on dit banalement. Il en reste certaines convictions qui se vérifient chaque jour dans le constat des difficultés sociales ambiantes et mondialisées. Le gros mange le petit, l’exploiteur soumet plus faible que lui à son profit, les hommes continuent à dominer les femmes qui commencent heureusement à s’insurger... Il y a encore du boulot... Mais je ne veux pas la guerre des sexes, ni la vengeance, simplement l’équité. Pour la lutte des classes on ne peut pas la nier, de surcroît lorsqu’elle s’atomise en lutte des places dans le panier de crabes de la survie (C’est l’équivalent de la bombe à neutrons) ... Rien de nouveau sous le soleil, mais celui-ci est en train de faire bouillir la bouillabaisse de manière dangereuse... Le carbone au fond risque de s’enflammer, et bien des escarbilles de colère virevoltent déjà autour de nos yeux. A nos âges on a envie de sécurité et de calme, on est vite outré.e.s et effrayé.e.s. Mais il faut tenir bon et rester justes même si nos bulletins de vote ne portent pas les mêmes noms. Sur l’essentiel nous sommes d’accord, la littérature a besoin d’incarnations qui défendent des valeurs humanistes et se méfient des raccourcis ou raisonnements des belliqueux. Nos ressources verbales ne sont pas des armes, ce sont des leurres utiles pour éloigner les drones de la mort. Bien sûr c’est fatigant et l’espace aérien est très encombré. Fabriquons des tartes à la figue, des brocciu à l’eau de vie, des ratatouilles de silence, et des anchoïades d’amitié... Tu vois, je délire, je n’ai que cela pour te faire rire, j’aime ton rire et depuis que je sais que tu étudies la langue corse, j’attends tes traductions. Cela me donne envie d’écrire de petits poèmes pour t’entraîner. J’y réfléchis. Tu pourras les accrocher aux branches de ton figuier...
Je ne t’inflige pas une nouvelle salve de références littéraires. Juste un coup de cœur récent et amical. Dans ma prochaine lettre je te parlerai de mes nouvelles découvertes. En attendant je t’offre un extrait du discret mais fameux recueil d’un ancien éditeur que tu as peut-être croisé au Marché de la Poésie. Jean-Louis Massot a quitté la direction des Carnets des Desserts de Lune et les a transmises je ne sais trop comment (le fond, les auteur.e.s ?). Il poursuit sa vie en Belgique où il s’est installé par amour, mais il est Ardéchois-Drômois d’origine... Il a grandi à Rochemaure, le village d’enfance de mon tendre et cher, et leurs familles se connaissaient. Je suis très sensible à l’écriture qu’il nous révèle (enfin !), il a tant œuvré pour les autres... Son humour, sa finesse d’observation, sa simplicité me plaisent. C’est un homme bon. Il a su nouer des amitiés créatives de grande valeur humaine. Je t’enverrai son recueil et j’espère que tu l’incluras dans ton écrin de Terres de Femmes. Il a pas mal bourlingué et fréquenté ses semblables dans l’amour des livres et des rencontres d’artistes.
Il ramassait les instants immobiles de notre
mal de vivre pour en faire des mélodies qu’il
couchait sur du papier Velin. Les heures
diurnes se souvenaient très bien du
chuchotement du feutre qui ondulait sur les
lignes de son carnet tandis que son chat se
prenait pour La Joconde.
A l’aurore, il ouvrait la fenêtre de sa
chambre sans réveiller le chat qui s’était
endormi, pattes de velours.
Un sourire dans les yeux, ivres d’avoir tant
choyé les mots, il laissait enfin entrer le premier
rayon de soleil pour ne pas rester célibataire
une seconde de plus.
p.50
*
Bien blotti
entre la houle du Grand Bleu
et la voie lactée du ciel provençal,
je suivrai un sentier tranquille
où se faufilerait
une amitié avide de partage.
Il ouvrirait jusqu’aux sommets
des collines de calcaire
qui protègent l’arrière-pays
de la haine,
tracerai son futur de rencontres
éternelles
bien au-delà
du nord de l’hémisphère.
p.57
Deux liens pour le découvrir.
https://objectifplumes.be/author/jean-louis-massot/
https://www.facebook.com/profile.php?id=100036276499128
Je suis assez contente d’avoir pu enfin reprendre cette lettre et oublier mes douleurs de genou en t’écrivant. Il faut à présent que je me déplie à défaut de me déployer et que je me propulse jusqu’à la cuisine où la chaleur est plus généreuse. Il faudra que je te reparle de Christian BOBIN et d’Annie ERNAUX bien que d’autres soient en attente d’évocation dans mon giron . J’essaie de ne bousculer personne dans mes piles de livres, bien sûr Sabine HUYNH en priorité... et bien d’autres encore. Mon nouveau site est un peu en rade. La configuration me demande beaucoup de temps mais je vais faire ce qu’il faut petit à petit en larguant sans doute quelques autres charges.
Je te souhaite de belles et bonnes fêtes en famille et suis déjà heureuse de ton retour. Ma tendre amitié t’accompagne...
Ton Amie d’ici.
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